
The Cave
Explorez les tréfonds de la caverne et des bas instincts de sept protagonistes hauts en couleur

Pénétrer dans The Cave c'est découvrir sept destins, tous aussi noirs les uns que les autres.
Pénétrer dans The Cave c'est se plonger dans un jeu à l'humour noir délicieusement décalé.
Pénétrer dans The Cave c'est également effectuer un retour aux sources de ces vieux jeux d'aventure d'antan qui nous ont tant fait vibrer quand nous étions marmots (et par nous, je parle principalement de moi, bien sûr. Seul un égocentrique patenté estimerait que son avis compte au point d'être publié sur le net).
Mais tout d'abord, un peu d'histoire.
Double Fine, ou la continuité des jeux Lucas
Certes, j'ai plutôt l'habitude de parler de jeux indépendants, sortis à bout de bras par trois pauvres inconnus et qui ont miraculeusement trouvé la gloire, ou au moins assuré leur survie pour quelques mois encore. Parler du studio Double Fine est forcément une autre paire de manches. Point d'inconnus ici. On parle de Ron Gilbert et de Tim Schafer ! Bon, ça ne vous dit peut-être rien, alors faisons un très rapide historique de ces deux créateurs mythiques dans l'histoire du jeu vidéo.
Gilbert et Schafer ont acquis leurs lettres de noblesse pour avoir travaillé sur les deux premiers Monkey Island, respectivement en tant que concepteur et dialoguiste. Et quand on connait la maestria dont font preuves ces deux jeux dans ces domaines, on ne peut qu'admirer les artistes. Je vous parle d'un temps, que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître (ou alors grâce à l'abandonware, mais chuuuuut). C'est l'époque des jeux d'aventure LucasArts qui, du milieu des années 80 jusqu'aux années 90, vont pratiquement inventer et populariser le genre du point-and-click. L'une des plus grosses innovations d'alors se résume en deux mots : Maniac Mansion (et son moteur SCUMM). Créés par Ron Gilbert, ce jeu et son moteur (réutilisé pour plusieurs jeux par la suite), sont considérés comme les éléments fondateurs du jeu d'aventure point-and-click. Les jeux LucasArt de l'époque devinrent fameux pour leur humour décapant et souvent noir, ainsi que pour leurs énigmes généralement très loufoques : la série des Monkey Island, Day of The Tentacle, Sam & Max, Full Throttle, Grim Fandango...
Gilbert et Schafer ont tous deux quitté LucasArts pour fonder chacun leurs propres studios de développement : Humongous Entertainment et Cavedog Entertainment pour Ron Gilbert, et Double Fine Production pour Tim Schafer. Seul ce dernier réussit vraiment à faire perdurer son affaire avec la création de véritables bijoux comme Psychonauts, Brütal Legend ou Stacking.
Les deux hommes se retrouvent en février 2012 pour le lancement d'un projet Kickstarter visant à développer un nouveau jeu d'aventure, genre dont les éditeurs ne veulent plus entendre parler et estiment non rentable. Ils fixent à ce projet, intitulé Double Fine Adventure, un budget de 400.000 $, qui est alors la plus grosse somme jamais demandée sur Kickstarter pour un jeu vidéo (mais qui reste un petit budget pour développer un jeu). En moins de 8 heures, cet objectif sera accompli et en 24 heures, il aura dépassé le million de dollars, faisant de ce projet la plus fulgurante réussite de la plate-forme de financement participatif. Avec un budget aujourd'hui de plus de 3 millions de dollars, Double Fine Adventure aura eu le mérite de prouver aux éditeurs que le genre du jeu d'aventure n'était pas mort.
En parallèle de ce projet, Gilbert et Schafer se retrouvent à collaborer une nouvelle fois sur The Cave. Union concluante ? A vous de le découvrir en entrant dans la caverne.
Sept destinées pour sept (ou huit) anti-héros
The Cave, c'est avant tout sept histoires. Sept scénarios qui vous seront contés par la voix (forcément caverneuse) de la grotte dans laquelle vous accompagnerez vos "anti-héros". Et jamais ce terme n'aura aussi bien collé à des protagonistes. Qu'il s'agisse du chevalier (pleutre et fieffé menteur), de l'aventurière (assoiffée de célébrité), du péquenaud (affreusement jaloux), de la scientifique (effroyablement cupide), du moine (méchamment ambitieux), de la voyageuse du temps (épouvantable rancunière) ou des jumeaux (purement maléfiques), ces sept, ah non, huit (putains de jumeaux) personnages vous montreront les tréfonds obscurs de leur âme.

Un missile nucléaire bloque votre progression ? Qu'à cela ne tienne, demandez à la scientifique de laisser parler sa cupidité.
Malgré l'humour tonitruant et grinçant dont fait preuve la narration, l'exploration de la cave, et des travers honteux des personnages nous dresse un tableau peu reluisant de l'humanité. Sont en effet étrillés tous les pêchés et défauts que tout à chacun aura déjà commis dans son existence. C'est d'ailleurs en substance la morale de ce jeu : "ne soyez pas trop prompts à juger, vous qui n'êtes pas non plus blancs comme neige".
Une jouabilité et un game-design proches du point-and-click
Au début de l'aventure, vous devrez choisir trois personnages parmi la galerie d'anti-héros qui vous est présentée. Une fois cela fait, vous pourrez vous lancer dans l'exploration de la caverne. Le jeu se prend aisément en main, la maniabilité étant relativement simple, peu de touches étant nécessaires. Vous pourrez ainsi sauter, interagir avec des objets ou mécanismes, déclencher un pouvoir spécial propre à chaque personnage et bien entendu switcher entre vos trois protagonistes. Même si le jeu a été conçu pour être joué aussi bien au clavier qu'à la manette, on sent que Ron Gilbert n'oublie pas d'où il vient, et vous aurez ainsi la possibilité de jouer uniquement à la souris, comme dans un bon vieux jeu LucasArts d'antan. Cependant je vous le déconseille fortemment, tant l'imprécision de vos sauts et déplacements risque de vous porter sur le système.
Autre lien étroit avec les anciennes gloires de Gilbert : les énigmes loufoques auxquelles vous serez confrontées. Même si vous ne disposez pas d'inventaire à proprement parler, il vous faudra récupérer des objets disséminés ça et là pour les associer à des mécanismes pour pouvoir progresser. Sans être aussi atrocement capilotractées que dans les premiers Monkey Island, les énigmes n'en restent pas moins diablement loufoques et drôles.

Aidez le moine bouddhiste à achever son chemin spirituel... en prenant sournoisement la place de son maître !
Prenons l'exemple du niveau consacré à la voyageuse du temps. Vous devrez passer d'une époque à une autre (préhistoire, présent, futur) pour éliminer un collègue de la voyageuse qui a obtenu le titre mirobolant de "meilleur employé de l'année" (ces énigmes jouant avec le temps rappelant furieusement un certain Day of the Tentacle). Il vous manque du carburant pour faire fonctionner un moteur dans le futur ? Pas de soucis, il vous suffit de tuer un dinosaure innocent dans la préhistoire, et son cadavre se transformera alors en pétrole dans l'avenir.
Au cours de vos péripéties, vous déambulerez dans différentes phases de jeu variées, certaines communes à chaque histoire (mine d'or, île déserte, zoo) et les autres liées à chacun de vos personnages (un château médiéval pour le chevalier froussard, un tombeau égyptien pour l'aventurière, une maison victorienne pour les jumeaux...). Chaque phase vous plongera dans un niveau parfois labyrinthique qu'il vous faudra appréhender pour en comprendre les mécanismes et y découvrir les objets à utiliser ou des petits bonus sous formes de dessins vous racontant la vie de vos protagonistes.

L'histoire des jumeaux maléfiques, comme celle des autres personnages, vous est racontée par ces dessins disséminés un peu partout dans les niveaux.
En restant logiques, les énigmes ne vous bloqueront pas des heures, vous affranchissant de la frustration que les jeunes joueurs des années 80-90 ont bien connue face à des Monkey Island ou Chevaliers de Baphomet. La progression est donc plutôt fluide et agréable. Agréable ? du moins la première fois que vous terminerez le jeu...
Une rejouabilité abusive ?
En effet, vous ne pouvez parcourir l'aventure qu'avec trois personnages à la fois. Une fois le jeu achevé, si vous voulez connaître le destin de tous les protagonistes (et vous en mourrez d'envie, croyez-moi), il vous faudra recommencer le jeu au moins deux fois encore. Entendons-nous bien. Cela aurait pu tout à fait être agréable, puisque chaque personnage dispose d'une phase unique racontant sa funeste histoire. Mais l'aventure vous fera passer par trois phases d'énigmes communes, que vous devrez vous retaper à chaque fois. Ainsi, quand vous aurez déjà achevé le jeu deux fois (avec six personnages différents donc), pour découvrir l'histoire du dernier personnage, il faudra forcément qu'il soit accompagné de deux autres protagonistes (dont vous avez déjà fait les phases). Si on ajoute à cela les trois tronçons communs que vous vous serez déjà coltinés deux fois, votre troisième et dernier passage dans la caverne vous infligera cinq passages déjà faits (et dans le cas d'un jeu d'aventure, sans aucun intérêt de rejouabilité) pour une seule nouvelle phase. Un seul mot résume cet imbroglio : "rébarbatif".
Qu'est-ce qui est passé par la tête de Ron Gilbert ? Pourquoi ce chiffre impair de sept qui vous oblige à terminer trois fois le jeu ? Est-ce là une référence aux sept pêchés capitaux, un hommage aux sept personnages jouables de Maniac Mansion ou une façon bien artificielle de gonfler une durée de vie un peu courte ? Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un sacré défaut qui pourra en décourager certains.
Autre aspect raté du jeu, le multijoueur en local. Dans le principe, gérer 3 personnages pour résoudre des énigmes se prête parfaitement à de la coopération entre amis. Or, le mode proposé ici est un mode hotseat, et il vous sera donc impossible de jouer simultanément, ce qui a pour conséquence de tuer grandement l'intérêt de jouer à plusieurs. Autant jouer seul accompagné d'amis dispensant leurs conseils plus ou moins avisés par dessus votre épaule. Etait-ce si difficile d'implémenter un écran splitté ?
Un succès en demi-teinte
Bref, vous l'aurez compris, le grand retour de Ron Gilbert n'est pas une réussite totale. Malgré les excellentes idées et l'humour inhérent à ces jeux, The Cave fait montre de défauts qui m'empêchent de le porter aux nues. Il n'en demeure pas moins un très bon jeu qui vous fera rire et réfléchir en même temps, ce que peinent à faire de nombreux softs de nos jours.
Publié le 30 janvier 2013